Une fille de H’an

Voici mon premier livre, Une fille de H’an.Une fille de Han.jpg

©Archives Albert Gervais

Je ne raconte pas encore mes tribulations de médecin européen en Chine, ou du moins, c’est en toile de fond. C’est indissociable de l’histoire, en fait.

Je rentre de Chine en décembre 1925 à 32 ans. J’ai à peine débarqué que ma famille m’enchaîne à ses plans matrimoniaux pour m’empêcher de repartir, ils savent que j’ai la bougeotte. Après tout, ça faisait plus de cinq ans qu’ils ne m’avaient pas vu.

Ils me présentent à Digna, jolie jeune femme issue d’une brochette de six soeurs d’une riche famille flamande. Deux ans plus tard, notre fille naît à Paris.

Mais Digna le sait, elle ne dit rien, mon coeur est resté à Tchentou. Madame Sentiment des Fleurs me l’a volé. Je ne sais pas trop ce qu’elle en fait d’ailleurs, seuls les génies de Chine savent ce qui se passe dans l’esprit des enfants de l’Empire du Milieu !

Une Fille de H’an, c’est elle. Madame Flowery Sentiments dans sa version traduite en anglais. Comment l’oublier ? Elle a bouleversé mon existence et pourtant, je ne saurais dire si je l’ai vraiment connue. Elle n’a pas voulu me suivre en Europe, ça devait lui faire un peu peur, elle était jeune, et ça n’aurait pas été facile avec ses petits pieds handicapés par cette horrible mode.

Mon premier livre retrace notre histoire. Il sort chez Grasset en 1928, avec pas mal de succès visiblement… Ce que je raconte semble trouver un public d’intéressés : je reçois d’ailleurs un prix Montyon décerné par l’Académie Française la même année, saluant son utilité à la compréhension des moeurs. Plutôt pas mal pour un premier bouquin ! Et ironique aussi, car Madame Sentiment des Fleurs est toujours restée un grand mystère pour moi !

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©Archives Albert Gervais

Je change de nom

À peine débarqué à Chengdu et installé dans mon kon-kouan avec mon armée de domestiques, le médecin chef nous déclare à mon collègue et moi que nous devons songer à nous trouver un nouveau nom…

« Les noms chinois n’ont qu’un seul caractère et une seule syllabe, les vôtres en ont plusieurs. Pas un Chinois n’admettra une pareille excentricité. »

Æsculape en Chine, p.60

Avec l’aide d’un lettré et de l’interprète du consulat, mon nom, Albert Gervais devint Jen-Eul-Wei,  » qui pratique sa bonté  » je crois, mais tout le monde m’appelle Jen-i-Kouan, le médecin militaire : 任医官

Si j’avais su… j’étais prêt à m’installer à l’autre bout du monde, à me fondre dans une société aux codes totalement différents de tout ce que j’avais pu connaître, à apprendre patiemment cette langue de tons… je ne m’attendais pas à ce que cette expérience bouleverse jusqu’à ma propre identité. C’est chose faite. Je suis Jen-i-Kouan.

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Photo ©Archives Albert Gervais

Connaissez-vous la légende de l’enfant trompeur ?

Au début du XXè siècle, le Sichuan est une région rurale, éloignée à l’extrême des grandes cités de l’Est chinois, où se concentrent pouvoir politique, business et échanges avec le reste du monde. Forcément, dans ce Far West, de vieilles superstitions persistent !

L’environnement est pauvre, non instruit, les soins manquent et l’hygiène est un concept tout relatif. La population est fertile et la mortalité infantile considérable. Et parfois, il arrive qu’un nourrisson disparu trop tôt soit identifié et craint comme un  » enfant-trompeur  » :

 « On l’accuse d’avoir attendu le moment où ses parents avaient pour lui la plus grande tendresse pour disparaître, et leur causer ainsi une douleur considérable. Si, par malchance, la femme quelques années plus tard, met au monde un autre enfant à la date de la naissance du premier, la famille est convaincue que « l’enfant-trompeur » est revenu pour se réjouir de la douleur qu’il a volontairement causée. Dans les campagnes, on ne conserve pas ces enfants, ils disparaissent mystérieusement.

Un fait assez curieux et dont j’ai été le témoin, se rapporte à cette singulière croyance. Un de nos infirmiers français, marié à une Française, eut un petit garçon qui mourut à l’âge de deux ans emporté par une méningite. Le chagrin des parents fut extrême, mai, heureusement, quelques mois plus tard la promesse d’une nouvelle naissance vint les distraire de leur douleur. Par une coïncidence étrange l’accouchement eut lieu un an plus tard, le même jour et presque à la même heure que leur premier enfant. Les Chinois de notre entourage, à qui je signalais ce fait, hochèrent la tête d’un air mécontent. Il n’est pas facile de faire parler un Chinois qui n’aime pas beaucoup faire allusion aux superstitions populaires devant un étranger. A force de diplomatie et d’insistance l’un d’eux finit par m’avouer qu’à son avis, « l’enfant trompeur » en personne était revenu et comme il avait déjà causé par sa mort soudaine une immense douleur à ses parents, il avait très certainement le désir pervers de recommencer avant peu sa mauvaise action et il m’assura que l’enfant ne vivrait pas. Je haussai les épaules en me moquant un peu de ses croyances ridicules.

Quelques jours plus tard l’enfant mourait subitement sans cause apparente.

J’ai écrit ceci dans la revue Voilà, éditée chez Gallimard, premier volet de mes cinq reportages « Les tribulations d’un Français en Chine », parus en octobre et novembre 1934.

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Photo ©Archives Albert Gervais

Vous ai-je décrit les odeurs ?

L’hôpital de Pinganqiao en plein coeur de Chengdu est tenu par les missionnaires français, j’y exerce en tant que médecin.

« Malades et blessés se succédaient. Tuberculose, syphilis, gale infectée, ulcères entretenus par des kao-yuo chinois. La chaleur se faisait durement sentir et l’odeur forte, écoeurante, mélange de sueur, de crasse, du parfum aromatique et résineux de certaines drogues indigènes, de crésyl, dont on aspergeait la pièce, rendait l’atmosphère difficilement respirable. À vrai dire, la puanteur n’incommodait que moi, les Chinois, habitués depuis l’enfance aux odeurs pestilentielles de leur ville natale, n’y prêtaient guère attention. »

Æsculape en Chine p°80 – Albert Gervais – 1933

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©Archives Albert Gervais