Je m’installe à Chengdu…

Le Docteur Jolvet (Jouvelet de son vrai nom), responsable des médecins étrangers, nous accueille dans la capitale du Sichuan. Il s’assure de chaque détail de mon installation :

« Je vous conseille de profiter de ces quelques jours pour vous installer. Vous êtes célibataire et vous n’avez pas besoin d’un personnel exagéré. Contentez-vous pour le moment du strict minimum : un boy, deux cuisiniers, quatre porteurs de chaise, un jardinier, un blanchisseur, un porteur d’eau, un coolie, un concierge et un veilleur de nuit seront suffisants. Vous verrez plus tard à prendre un ou deux hommes supplémentaires s’ils n’arrivent pas à faire votre ménage. »

Extrait – Æsculape en Chine – Albert Gervais – p.57

edition-tcheque-2-dessin

©Archives Albert Gervais

Gorges du Yangtsé

Aux basses eaux, l’un des plus grands fleuves du monde coule dans le fond d’une vallée profonde et découvre quatre-vingt mètres de rochers abrupts, rongés par la force des courants.

Extrait – Æesculape en Chine – Albert Gervais – 1933

Nous sommes en 1920. J’ai quitté Shanghaï avec mon ami Morel, nous nous dirigeons vers Chengdu. Le voyage trace vers l’ouest, deux semaines durant. Nous remontons d’abord le cours du Yang-tsé, puis les derniers jours se font en chaises à porteurs.

yangtse

©Archives Albert Gervais

Sur le cours de l’Opium

Situé en plein centre ville de Chengdu, l’hôpital est supervisé par les missionnaires français. J’y travaille comme médecin.

Une salle était réservée au traitement de désintoxication des fumeurs d’opium. Elle se remplissait vite dès que le prix de l’opium atteignait les vingt à vingt-cinq cents l’once chinoise, mais elle se vidait aussi rapidement quand le cours baissait. Au nombre des malades en traitement on pouvait se faire une idée de la valeur de la drogue. Certains fumeurs ayant une situation aisée venaient cependant se faire traiter une ou deux fois par an. La soeur Consuelo qui était depuis douze ans à l’hôpital, m’expliqua posément cette anomalie :

– Les fumeurs aisés viennent souvent une ou deux fois par an à l’hôpital subir une cure de désintoxication, afin de pouvoir apprécier ensuite davantage le plaisir de fumer.

Extrait- Æsculape en Chine – Albert Gervais – 1933

AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Dans ce post, je vous partage l’avertissement au lecteur, version intégrale (vous êtes chanceux !), qui précède mon livre Æsculape en Chine (1933). Pourquoi ? Parce qu’il vous donne mon intention et vous annonce la couleur de tout ce que vous pourrez découvrir dans mes livres et sur ce blog.

Ce livre n’est ni un roman, ni une oeuvre d’imagination, c’est le simple relevé de notes prises régulièrement pendant un long séjour dans la Chine de l’ouest, c’est le récit des événements drôles ou tragiques, qui ont rempli mon existence de médecin et de professeur. Je les ai notés, sans parti pris et en m’efforçant d’être aussi impartial qu’il soit permis à un homme de l’être. S’il m’est arrivé de représenter certains Européens ou certains Chinois sous un jour peu favorable et d’autres sous un jour meilleur, c’est qu’ils m’ont parus tels. Les faits signalés regardent d’ailleurs des individus, et mon intention n’a jamais été de généraliser un travers ou une qualité.

Si étrange que cela puisse paraître au lecteur européen, tous les chapitres de ce livre sont scrupuleusement exacts, la plupart ont été vécus ou observés par moi, trois seulement m’ont été racontés par des témoins dignes de foi. L’ordre chronologique, le nom des principaux personnages et la plupart des noms de lieu ont été simplement modifiés.

C’est en octobre 191. Que je suis parti au Szetchouan pour enseigner la médecine aux étudiants chinois. Tchentu, ville mandarinale, est la capitale d’une province fertile et surpeuplée, sept cent mille Chinois tiennent à l’aise dans ses murs crénelés. Des forteresses à trois étages surplombent ses quatre portes, un réseau de rivières et de tombes innombrables l’isolent de la campagne. Deux consuls, un ou deux commissaires aux postes chinoises forment avec deux médecins français et quelques missionnaires toute la colonie étrangère. Tchentu est une ville fermée, il n’y a pas de concessions, on vit disséminé dans la cité chinoise dans des kon-kouan* (* kon-kouan = maison de Chinois de la classe aisée) branlants et repeints. Les Chinois ne connaissent pas les étrangers qui foisonnent dans les grandes villes de la côte, mercantis de bas étage, soldats coloniaux et marins en bordée. Ils nous accueillent aimablement et prennent plaisir à bavarder avec nous dès que la langue n’est plus un obstacle insurmontable…

J’ai vécu ainsi de longues années en contact étroit et permanent avec ce peuple paradoxal, j’ai eu des amitiés sincères et j’ai su peu à peu deviner des sympathies réelles sous le fatras des politesses d’usage.

J’ai vu ce peuple gémir et courber la tête sous la dure oppression des grands chefs militaires, les riches disputant avec âpreté leur fortune et leurs biens à la voracité insatiable des gouverneurs ; les commerçants ruinés par la guerre et le pillage, se remettre à l’ouvrage avec un acharnement patient ; les étudiants pressés de s’instruire et nettement hostiles aux étrangers, fiers d’une instruction rudimentaire, imbus d’idées modernes mal comprises et d’un nationalisme intransigeant, animés d’un désir sincère d’améliorer les dures conditions sociales, se livrer à des manifestations bruyantes, prononcer de longs discours où ils expliquaient les causes des malheurs du temps. Avides de puissance, mais s’illusionnant beaucoup sur celle qu’ils possèdent, ils s’efforcent d’agiter un peuple nonchalant, paisible et résigné, qui ne peut encore ni les comprendre, ni les suivre.

J’ai vu des paysans, laborieux et sobres, faire rendre à la terre riche du Szetchouan deux récoltes par an ; accablés d’impôts, de vexations, réquisitionnés par les troupes pour porter les bagages et plus maltraités que des bêtes de somme. Des pauvres innombrables, porteurs de chaise, coolies, haleurs de jonque, vivant au jour le jour d’un salaire à peine suffisant, à la merci d’un accident, d’une maladie, d’un « la-fou »* (* la-fou  = réquisition d’homme), sans famille, sans parents, sans autre domicile que les lits pouilleux des auberges. Des militaires enfin, grossiers, paresseux, brutaux, vivant de pillage et d’une solde aléatoire, tuant et se faisant tuer sur la promesse de quelques piastres.

Ma profession m’a permis de pénétrer chez les riches banquiers et commerçants, société d’élite où se conservent, intangibles, les traditions familiales et religieuses aussi vieilles que la race. Et, pendant les heures angoissantes de guerres civiles et aux moments les plus dangereux encore des changements de régime où l’on traque sans pitié toutes les familles alliées au parti vaincu, j’ai dû souvent ouvrir ma porte aux parents et aux amis des anciens chefs battus et proscrits ; j’ai connu leurs espoirs en des jours meilleurs, leurs tendresses, leur vénération pour les parents disparus, leurs médisances, leur amour infini de la famille et des enfants.

Et puis, j’ai entendu les prières scandées des bonzes, le cri sourd et fatigué des « tiao-dzeu »* (*Tiao-dzeu = porteur de charge), sur l’interminable route mandarine et le chant plus désespéré encore des haleurs de jonque sur les rivières hautes, si poignant de détresse infinie et qui rythme la dure peine de ces hommes, vainqueurs inconscients des forces brutales de la nature.

La Chine traverse des heures cruelles ; mais des catastrophes plus grandes encore ont, jadis, bouleversé l’Empire. Soutenu par sa vitalité puissante, réuni sous l’égide d’une dynastie nouvelle, ce peuple en a toujours triomphé. Aujourd’hui encore, personne ne déséspère, et cette race patiente et courageuse attend et se résigne.

Je voudrais pouvoir faire comprendre et aimer cette vieille civilisation si raffinée avec ses élans, ses réactions violentes et parfois cruelles, son courage patient, son indomptable énergie et son charme indéfinissable, merveilleux privilège des vieilles choses et des vieux peuples.