Ce livre n’est ni un roman, ni une oeuvre d’imagination, c’est le simple relevé de notes prises régulièrement pendant un long séjour dans la Chine de l’ouest, c’est le récit des événements drôles ou tragiques, qui ont rempli mon existence de médecin et de professeur. Je les ai notés, sans parti pris et en m’efforçant d’être aussi impartial qu’il soit permis à un homme de l’être. S’il m’est arrivé de représenter certains Européens ou certains Chinois sous un jour peu favorable et d’autres sous un jour meilleur, c’est qu’ils m’ont parus tels. Les faits signalés regardent d’ailleurs des individus, et mon intention n’a jamais été de généraliser un travers ou une qualité.
Si étrange que cela puisse paraître au lecteur européen, tous les chapitres de ce livre sont scrupuleusement exacts, la plupart ont été vécus ou observés par moi, trois seulement m’ont été racontés par des témoins dignes de foi. L’ordre chronologique, le nom des principaux personnages et la plupart des noms de lieu ont été simplement modifiés.
C’est en octobre 191. Que je suis parti au Szetchouan pour enseigner la médecine aux étudiants chinois. Tchentu, ville mandarinale, est la capitale d’une province fertile et surpeuplée, sept cent mille Chinois tiennent à l’aise dans ses murs crénelés. Des forteresses à trois étages surplombent ses quatre portes, un réseau de rivières et de tombes innombrables l’isolent de la campagne. Deux consuls, un ou deux commissaires aux postes chinoises forment avec deux médecins français et quelques missionnaires toute la colonie étrangère. Tchentu est une ville fermée, il n’y a pas de concessions, on vit disséminé dans la cité chinoise dans des kon-kouan* (* kon-kouan = maison de Chinois de la classe aisée) branlants et repeints. Les Chinois ne connaissent pas les étrangers qui foisonnent dans les grandes villes de la côte, mercantis de bas étage, soldats coloniaux et marins en bordée. Ils nous accueillent aimablement et prennent plaisir à bavarder avec nous dès que la langue n’est plus un obstacle insurmontable…
J’ai vécu ainsi de longues années en contact étroit et permanent avec ce peuple paradoxal, j’ai eu des amitiés sincères et j’ai su peu à peu deviner des sympathies réelles sous le fatras des politesses d’usage.
J’ai vu ce peuple gémir et courber la tête sous la dure oppression des grands chefs militaires, les riches disputant avec âpreté leur fortune et leurs biens à la voracité insatiable des gouverneurs ; les commerçants ruinés par la guerre et le pillage, se remettre à l’ouvrage avec un acharnement patient ; les étudiants pressés de s’instruire et nettement hostiles aux étrangers, fiers d’une instruction rudimentaire, imbus d’idées modernes mal comprises et d’un nationalisme intransigeant, animés d’un désir sincère d’améliorer les dures conditions sociales, se livrer à des manifestations bruyantes, prononcer de longs discours où ils expliquaient les causes des malheurs du temps. Avides de puissance, mais s’illusionnant beaucoup sur celle qu’ils possèdent, ils s’efforcent d’agiter un peuple nonchalant, paisible et résigné, qui ne peut encore ni les comprendre, ni les suivre.
J’ai vu des paysans, laborieux et sobres, faire rendre à la terre riche du Szetchouan deux récoltes par an ; accablés d’impôts, de vexations, réquisitionnés par les troupes pour porter les bagages et plus maltraités que des bêtes de somme. Des pauvres innombrables, porteurs de chaise, coolies, haleurs de jonque, vivant au jour le jour d’un salaire à peine suffisant, à la merci d’un accident, d’une maladie, d’un « la-fou »* (* la-fou = réquisition d’homme), sans famille, sans parents, sans autre domicile que les lits pouilleux des auberges. Des militaires enfin, grossiers, paresseux, brutaux, vivant de pillage et d’une solde aléatoire, tuant et se faisant tuer sur la promesse de quelques piastres.
Ma profession m’a permis de pénétrer chez les riches banquiers et commerçants, société d’élite où se conservent, intangibles, les traditions familiales et religieuses aussi vieilles que la race. Et, pendant les heures angoissantes de guerres civiles et aux moments les plus dangereux encore des changements de régime où l’on traque sans pitié toutes les familles alliées au parti vaincu, j’ai dû souvent ouvrir ma porte aux parents et aux amis des anciens chefs battus et proscrits ; j’ai connu leurs espoirs en des jours meilleurs, leurs tendresses, leur vénération pour les parents disparus, leurs médisances, leur amour infini de la famille et des enfants.
Et puis, j’ai entendu les prières scandées des bonzes, le cri sourd et fatigué des « tiao-dzeu »* (*Tiao-dzeu = porteur de charge), sur l’interminable route mandarine et le chant plus désespéré encore des haleurs de jonque sur les rivières hautes, si poignant de détresse infinie et qui rythme la dure peine de ces hommes, vainqueurs inconscients des forces brutales de la nature.
La Chine traverse des heures cruelles ; mais des catastrophes plus grandes encore ont, jadis, bouleversé l’Empire. Soutenu par sa vitalité puissante, réuni sous l’égide d’une dynastie nouvelle, ce peuple en a toujours triomphé. Aujourd’hui encore, personne ne déséspère, et cette race patiente et courageuse attend et se résigne.
Je voudrais pouvoir faire comprendre et aimer cette vieille civilisation si raffinée avec ses élans, ses réactions violentes et parfois cruelles, son courage patient, son indomptable énergie et son charme indéfinissable, merveilleux privilège des vieilles choses et des vieux peuples.